En cette fin d'été de 1991, ce nom à consonance délicieusement ibérique revient comme une obsession, hante mes nuits.: Bobadilla, Boba Dilla, Bob Adilla...
Quelle est donc la cause de tant de soucis ?
Une petite brochure très bien faite, venant de l'Office du Tourisme espagnol, a trouvé - allez savoir comment - le chemin de ma boîte aux lettres. Elle décrit une randonnée cyclotouriste sur les traces de Christophe Colomb, de Granada à Huelva. Comme cette année là nous devons prendre nos vacances en octobre, cette aventure andalouse nous paraît toute indiquée.
Bobadilla est le nœud ferroviaire de l' Andalousie. Cette gare importante porte le nom d'un petit village situé à quelques kilomètres de là, et toute une cité ferroviaire s'est développée autour d'elle. C'est le point de croisement des lignes Malaga-Granada, Seville, Cordoba, Algeciras…Autant dire que d'où que vous veniez et ou que vous alliez par chemin de fer en Andalousie, vous passez forcément par Bobadilla... et y restez en rade parce que les correspondances sont très mauvaises (1). Et c'est là la cause de mes tracas : je planifie une randonnée permanente, le temps des vacances est court, trop court même, et je voudrais inclure quelques parcours par train pour joindre les deux bouts. Et cela coince toujours à Bobadilla...
Bref, je suis bien décidé à aller voir, une fois sur place, à quoi ressemble cette gare, même au prix d'un détour: Ce projet sera réalisé au-delà de toute espérance comme la suite de ce récit le montrera...
*********
Nous sommes à la cinquième étape de notre voyage : elle doit nous conduire de Antequera à Campillos, passant par les grandioses gorges de El Chorro. Notre brochure décrit par le détail l'itinéraire, et c'est sans appréhension que nous arrivons vers le barrage de Gualdalhorce. Là, nous devons "aller à Gobantes, traverser le barrage et prendre une route étroite qui nous conduira à Campillos" Texto.
Seulement voilà, nous sommes vers le barrage, et depuis une bonne demi-heure, nous errons à la recherche du passage, d'un chemin, d'un sentier pour traverser... Rien, nada. Sur nos cartes, très approximatives, ni route ni passage; et Gobantes est inconnu au bataillon! Evidemment, pas une âme à qui demander de l'aide. Nous sommes en octobre, il est plus de 16 heures et franchement nous commençons à nous inquiéter...
Il y a bien un panneau indiquant "estacion de Gobantes, 7 kms" Sur la carte, on voit que la ligne de chemin de fer traverse le lac sur un pont près de cette gare. Alors, nous revient le souvenir d'une expérience faite au Pays de Galles quelques années plus tôt, ou nous avions traversé un estuaire sur un pont de chemin de fer bordé d'une passerelle pour piétons et cyclistes, et décidons de tenter cette chance.
7 kms de bosses plus loin la petite gare est en vue, en bas d'un raidillon... Je dis à mon épouse qu'il vaut mieux attendre là pendant que je vais m'enquérir, au cas ou il faudrait remonter, et descends vers le petit bâtiment. Personne qui vive, pas un chat, et la route ne va pas plus loin - nous sommes mal barrés !
Je pose mon vélo sur le quai, passe de l'autre côté pour faire signe à ma compagne que ce n'est pas la peine de descendre ; il commence à faire nuit...
C'est alors que Joséphine (vous savez,. l'ange gardien) qui était de service ce jour là, a réalisé que nous étions en mauvaise posture, et qu'il fallait intervenir énergiquement... comment expliquer autrement la suite de miracles qui s' enchaînent à partir de ce moment ?
Je reviens sur le quai pour reprendre mon vélo. Et là, je vois un gars, penché dessus et qui l'examine curieusement: c'est le chef de gare.
Miracle No 1 : Il parle très bien le français, ce qui vous en conviendrez est bien la moindre des choses dans ce coin perdu . A l'énoncé de notre problème, il hoche la tête : le passage sur le barrage, il ne connaît pas non plus, quant à passer sur le pont ferroviaire, il vaut mieux oublier...
Miracle No 2 : 4 trains par jour passent ici (1) , mais il y en aura un dans 5 minutes: Le gars me propose de le prendre, évidemment que j'accepte, et vais faire comprendre par de grands signes à Regula en haut de son raidillon qu'elle doit descendre, et vite !
Pendant ce temps, le cheminot entre dans son bureau , en ressort avec un drapeau rouge et va se poster au bout du quai : il était temps, on entend le train qui arrive. Alors il agite le drapeau, le train s'arrête et il explique au conducteur les raisons de cet arrêt manifestement pas prévu. Le contrôleur descend et nous aide à charger nos vélos, puis à la question du prix du billet, nous répond simplement "bon voyage".
Miracle No 3 : dix minutes plus tard, nous arrivons à - mais ou voudriez-vous que ce soit, sinon à Bobadilla ?
Il fait maintenant nuit noire, et je pense que ne serait pas forcément une bonne idée de faire encore 15 bornes dans la nuit en pays inconnu, pour rejoindre l'étape prévue . Je suggère donc à mon épouse préférée, qui se débrouille en espagnol, d'interviewer un employé de la gare sur l'existence d'un hôtel, auberge etc à proximité.
Il parait que le gars s'appelait Bob, et Bob a dit : Ja ! PAS DE PROBLEME ! Passez dans le passage sous voie, de l'autre côté il y a un bâtiment, vous y trouverez une chambre... Effectivement, il y a une maison dont la porte est ouverte, dans l'entrée il y a un gars derrière un comptoir, avec un grand registre. Il nous inscrit, nous donne une clé et quelques minutes plus tard nous sommes logés et au chaud.
Nous avons bien dormi cette nuit-là, mais avec quelques réveils causés par des bruits bizarres, comme des roulements de trains...
L'explication est venue au matin lorsque le jour venu nous dévoile les alentours : nous étions tout simplement dans l'aire de la gare, chez les cheminots, qui nous avaient hébergés dans le cantonnement qui sert aux équipes qui doivent passer la nuit, et les roulements entendus étaient ceux des trains qui manœuvraient.
Eviva Espana, eviva la RENFE !
(1) Du moins à cette époque…
Presque vingt ans après, la technique moderne nous offre des moyens inimaginables au moment de cette histoire. Je vais donc sur Internet, appelle Google Maps. Même en zoomant au maximum sur les photos satellites des fameux barrages, on n' aperçoit, au bout d'un chemin sans issue desservant une zone de résidences appelée "Gobantes", qu' une vague trace brune rectiligne qui rejoint la route de Campillos et qui pourrait être un sentier mais aussi une clôture, haie etc…le mystère du passage reste entier !
...et il y a un épilogue !
Le jour suivant cet épisode nous roulions vers notre étape du jour, Ronda. Vers midi nous nous arrêtons dans un petit resto au bord de la route. On s'installe, et, ô stupéfaction, je vois accroché au mur en face de moi, un tableau représentant...le château de Porrentruy, ma ville natale du Jura suisse.
Bon, un peu étonnés quand même, nous repartons et avec le temps cet épisode s'estompe de notre mémoire.
Une bonne vingtaine d'années passent, et un soir à la télé, un reportage sur un village d'Andalousie dont, à une certaine époque, une grande partie de la populations avait émigré en Suisse, à... Porrentruy. Vous suivez ?
Alors, si cela se trouve, mon cheminot de Gobantes avait peut-être appris le français chez moi